Les grands projets de M. Wang

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C’est un bureau sans âme, qui dénote un certain souci de discrétion. Pour l'atteindre, il faut contourner des arrière-boutiques. Grimper un étroit escalier anonyme. Et seuls les avertis savent que c'est là, en haut de ces quelques marches, dans un recoin du premier étage d'une des innombrables enseignes de grossistes asiatiques d'Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), que Hsueh Sheng Wang prépare son grand projet : le rachat d'une partie du port du Havre (Seine-Maritime), miné depuis début janvier par la grève des dockers. A 45 ans, front large, traits lisses, M. Wang est déjà l'un des plus gros chefs d'entreprise chinois d'Aubervilliers. Mais ses ambitions, avec sa société Eurasia, s'étendent désormais jusqu'à la Manche. Son idée est de rénover 15 hectares d'entrepôts pour les transformer en centre d'import-export vers la Chine. Un vaste projet dans la même veine que la plate-forme logistique qui doit voir le jour en Grèce, au port du Pirée.

 

M. Wang aime la France, dit-il. Aussi, pourquoi ne pas y investir ? Il parle aujourd'hui français avec un effort appliqué pour dompter son débit pressé. Francophile revendiqué, il est aussi un lecteur attentif du Monde et du Figaro, quand ses confrères de la diaspora préfèrent souvent la presse sinophone.

 

Au Havre, le précompromis de vente a été signé en décembre 2010. Il prévoit 23 millions d'euros d'investissement, et les premiers travaux sont planifiés pour septembre. L'ensemble s'inscrit dans cette logique de plus en plus développée par les Chinois à travers le monde : ne plus dépendre des circuits logistiques locaux. « Ils veulent distribuer et commercialiser eux-mêmes », résume Hervé Cornède, directeur commercial du port du Havre.

 

Les entrepôts désaffectés dans lesquels investit M. Wang sont idéalement situés. Ils disposent d'un bord à quai, de la proximité d'un noeud autoroutier et, à terme, d'un accès au fret ferroviaire. L'ambition de M. Wang est donc d'en faire un lieu où seront importés des produits chinois à faible valeur ajoutée et exportés tous ceux du luxe français dont il égrène la liste avec malice : « Vin, parfumerie, haute couture, maroquinerie... » M. Wang travaille à ce projet depuis deux ans. Les plans envahissent toute une table de réunion de son morne bureau. Mais s'il s'en enorgueillit, c'est aussi parce qu'il sait qu'il incarne pour nombre d'immigrés de la diaspora en France une réussite enviée. Surtout pour ceux originaires de sa ville natale, Wenzhou, à 400 km au sud de Shanghaï. Tous ces commerçants souvent à la tête de restaurants chinois reconvertis dans le sushi, de magasins de grossistes et de bars-PMU.

 

M. Wang vient de là. De cette masse de besogneux débarqués souvent sans papiers, à la suite des boat-people des années 1970, avant d'être progressivement régularisés. De ce milieu rugueux où l'on travaille en famille, sept jours sur sept s'il le faut, pour rembourser un peu plus vite ses prêts sur l'honneur obtenus auprès de ses condisciples. Où pour cela, on s'affranchit parfois de la législation sur le travail et de la TVA. Mais où, plus que tout, prime le désir de s'extirper de sa condition.portable, où on le devine, un rang derrière le président Hu Jintao lors de la dernière visite de celui-ci en France, en novembre 2010. Il se targue aussi d'héberger ponctuellement des membres des délégations officielles dans le petit hôtel qu'il vient d'acquérir à Bonneuil-sur-Marne (Val-de-Marne).

 

Ce style Wang, mélange de respect de la hiérarchie et de flamboyance individualiste, est aussi ce qui participe à son succès auprès de la diaspora. « Il a toutes les caractéristiques d'un Chinois mais ce n'est pas un Chinois comme les autres », s'enthousiasme Tamara Lui, journaliste basée à Paris pour le journal Sing Tao. « Quelque part, on cherche tous notre Wang en nous », décrypte-t-elle en référence à ce qui agite nombre de Franco-Chinois, tiraillés entre envie de réussite, « d'intégration » et souci aigu de ne pas perdre leur culture d'origine, notamment leur langue.

 

Cette attitude n'est toutefois pas du goût de tout le paysage concurrentiel qui entoure M. Wang. S'il passe du temps au sein de la myriade d'associations de la diaspora, comme il est de bon ton de le faire, il n'a jamais pris la peine d'occuper un poste à responsabilités. « Pas le temps », dit-il. Or dans ces cercles, il convient de ne pas oublier que la réussite est aussi le fruit de la solidarité collective.

 

A ce titre, les réseaux de l'ancien premier ministre Jean-Pierre Raffarin, influents dans les relations franco-chinoises, n'apprécient guère M. Wang.

 

« C'est un Chinois francisé, considère Alain Destrem, élu UMP du 15e arrondissement de Paris et président du Club Europe-Chine Coopération (ECC). Il a perdu le sens de la communauté. »

 

Au club ECC, on soutient en réalité l'un de ses rivaux de longue date, Wu Zhong, un homme d'affaires au parcours quasi similaire, arrivé en France sans papiers en 1994. Presque du même âge - 42 ans -, les mêmes traits lisses et le même parrain de départ dans les affaires : Li Yuping, un magnat chinois qui détient encore une part symbolique dans la société de M. Wang. Le français plus hésitant de M. Zhong, mais un certain rigorisme en font, aux yeux de M. Destrem, un candidat plus digne de confiance.

 

Certains de ceux qui ont eu l'occasion de jeter un oeil aux comptes de M. Wang lors de l'introduction en Bourse de son groupe considèrent que ses ambitions cachent mal une part de culot. A Aubervilliers, il n'est pas propriétaire de la plupart des locaux qu'il sous-loue. Une bonne part n'est qu'une délégation de gestion d'Icade, société foncière qui dépend de la Caisse des dépôts. Le cours de Bourse d'Eurasia n'a, de son côté, jamais décollé.

 

Mais au Havre, on se soucie moins des évolutions boursières. « On a été vigilant bien sûr, raconte Gérard Mercher, directeur du Havre développement. Mais on est dans une période économique difficile. » Le Havre a beau être depuis une dizaine d'années tourné vers l'Asie - 60 % de son chiffre d'affaires -, les grèves à répétition des dockers et la baisse des importations de brut l'ont fragilisé au profit d'Anvers (Belgique) ou de Rotterdam (Pays-Bas).

 

Or le projet de M. Wang, qui devrait prendre le nom de « Centre EuroChine », promet à terme de créer 700 emplois. Pas sûr que beaucoup de Havrais maîtrisent suffisamment le mandarin pour y être un jour embauchés - les commerces asiatiques préfèrent souvent recruter des sinophones, même pour les tâches peu qualifiées. Mais la mairie du Havre, elle, a d'ores et déjà la garantie de récupérer 7 millions d'euros issus de la vente des entrepôts dont elle était la propriétaire.

 

Le Havre croit malgré tout en M. Wang et M. Wang en ses ambitions. D'après Ling Lenzi, 42 ans, l'une de ses vieilles amies d'affaires, sa seule faiblesse, à l'avenir, pourrait venir de son manque de « confiance » envers le milieu whenzounais. Aujourd'hui encore, il fait fortune avec moins d'une vingtaine de salariés et est seul caution personnelle sur ses acquisitions. A la croire, M. Wang n'en a pas moins gagné presque l'essentiel : il n'est plus « un simple commerçant chinois ».